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  • Photo du rédacteurCéline KEMPF

Une histoire de liberté

"On rencontre aussi des personnes qui ne veulent surtout pas devenir libres. La carapace de leurs peurs et de leurs mauvaises habitudes les rassure. Contre cette servitude volontaire, il n'y a rien à faire, sinon espérer que la vie leur devienne trop insupportable et qu'ils décident enfin de se libérer de leurs chaînes."

Frédéric Lenoir_L'âme du monde




Une histoire qui peut avoir une forme de résonance tristement d'actualité, issue d'une lecture que j'ai eue il y a quelques années : Troisième humanité ** , les micro-humains de Bernard Werber.

"En surfant sur Internet, Emma 109 trouve une première cible qui semble adéquate : un magasin de vente de Micro Humaines industrielles Xiaojiei qui propose une promotion "monstre". Il s'agit en fait d'une boutique qui vend aussi des animaux de compagnie.

Emma 109, comme à son habitude, prend son temps pour repérer la configuration des lieux et les allées et venues des Grands. L'animalerie se situe dans le centre de la capitale autrichienne, et porte l'enseigne "XIAOJIEI DISCOUNT". Au-dessous, une inscription annonce en grosses lettres rouge fluo : "-30% SUR LES XIAOJIEI DÉCO".

La meneuse du commando attend la nuit et, à l'instant où le dernier Grand est enfin parti, donne le signal d'attaque.

Les trois rebelles se faufilent discrètement par une grille d'aération, entrent dans le magasin et, en s'éclairant, parviennent à se repérer.

À côté de chiens, de chats, de tortues marines, de hamsters, de cochons d'Inde, de lapins, de perroquets et de canaris, des Micro-Humaines Xiaojiei sont stockées là par âges et par spécialités professionnelles. Celle qui parle allemand traduit pour les autres : "NETTOYAGE", "TRAVAUX DE PRÉCISION", "JOUET", "DÉCORATION", "TRAVAUX PÉNIBLES", "SERVICES DE BUREAU", "SERVICE DE CUISINE".

Le trio de sauveteuses entre dans la cage étiquetée "XIAOJIEI DE DÉCORATION".

— Vite, suivez-moi ! lance Emma 109 aux vingt prisonnières. Mais elles l'observent sans réagir, comme si elles ne comprenaient pas.

Emma 109 tente l'anglais.

— Nous comprenons le français, déclare enfin l'une d'elles. Le problème n'est pas la langue. Le problème est que nous ne voulons pas vous suivre.

— Nous sommes venues vous libérer, annonce Emma 109.

— C'est quoi la "liberté" ? demande l'une des Xiaojiei de décoration, intriguée ?

Emma 109 prend conscience que pour ces êtres nés en batterie et traités en objets, sans autres repères de vie, le mot "liberté" n'a strictement aucune signification.

Avec les chirurgiennes de chez Kurtz, le dialogue était possible, c'était des Emachs de Pygmée Prod, elles avaient été éduquées. Mais celles-ci ne connaissent que la servitude pour tout accomplissement personnel.

— La liberté, c'est quand vous n'êtes plus dans une cage comme celle-ci, élude-t-elle.

— Ah ? Vous voulez dire : c'est être vendue à un client ? questionne une Emach Xiaojiei blonde qui semble un peu plus réceptive et curieuse que ses compagnes.

Emma 109 commence à s'inquiéter. Elle craint que les Grands ne reviennent.

— La liberté, c'est quand vous n'appartenez à personne.

Les Emachs Xiaojiei se regardent et discutent entre elles. L'une finit par dire tout haut ce que les autres pensent tout bas :

— Appartenir à personne, c'est être un "invendu". Vous nous proposez des devenir des "Xiaojiei dont personne ne veut" ?

Les autres ricanent.

— Désolée. Nous préférons ne pas avoir de "liberté" et être vendues à un bon client qui nous mettra bien en valeur, affirme la fille blonde.

Les autres approuvent.

— Moi, je rêve d'être sur un bureau à tenir des stylos, reconnaît l'une avec ferveur.

— Moi, je voudrais être au-dessus d'un écran de télévision, prête à courir avec la télécommande au moindre signe des maîtres, lance l'autre.

— Moi, dans une chambre d'enfant à remplacer le baby-phone, prête à bondir avec la tétine en cas de réveil du bambin.

— Moi, dans une salle de bains, à tenir les brosses à dents et à frotter le dos et la nuque des Grands.

— Moi, dans une vitrine de bibliothèque, mais bien éclairée, pas dans l'ombre évidemment. À la demande, je réciterais les titres des ouvrages et leurs emplacements respectifs.

Emma 109 est si décontenancée par autant de servilité qu'elle cherche vainement ses mots.

— Mais... hum... comment dire... la liberté, c'est formidable, insiste une compagne d'Emma 109 lui venant en aide. Tous les êtres veulent être libres et décider de ce qu'ils font sans qu'on leur impose.

— Si personne ne nous dit ce qu'on doit faire, nous sommes perdues ! s'inquiète la Micro-Humaine blonde.

— Ouai, d'après ce que tu nous dis, avec "ta" liberté, nous sommes rejetées et inutiles. Tu parles d'un plaisir, ironise une autre.

— Mais si, vous êtes utiles... à vous-mêmes. Vous ne travaillez plus pour les autres mais pour vous. C'est vous qui prenez les décisions personnelles qui concernent votre intérêt.

Les Xiaojiei observent les trois libératrices, pas convaincues du tout.

— Moi, je préfère obéir et savoir quoi faire de ma vie. Si j'étais libre je ne saurais pas comment occuper mes journées. Ma vie n'aurait aucun sens. Ce serait même très angoissant.

— Moi, je ne sais pas prendre de décisions personnelles, reconnaît sa voisine.

— Moi, je ne pourrais pas supporter de choisir. J'aurais trop peur de me tromper. Je préfère que les autres décident à ma place, comme ça s'ils se trompent ce n'est pas ma faute.

Toutes approuvent.

Emma 109 est atterrée. Elle ne trouve plus d'argument.

— Vous devriez partir, nous sommes très bien traitées ici. Votre "liberté" ne nous intéresse pas.

Elles affichent leur satisfaction d'avoir trouvé les bonnes réponses aux mauvaises questions.

— Être bien éclairées, c'est important, croit bon d'ajouter la blonde. J'aimerais que les Grands puissent admirer en permanence mes cheveux soyeux et bien entretenus.

Emma 109 cherche rapidement une réponses en luttant contre son agacement.

Elle se souvient de la stratégie du miroir qu'elle a lue dans l'Encyclopédie : "Renvoyer à l'autre le message qu'il envoie."

— Si vous me suivez, vous aurez des clients dont la seule envie est de vous rendre le plus visible possible dans vos missions respectives.

Cette fois, elle obtient une écoute. Les Emachs Xiaojiei s'approchent rassurées.

Au final, c'est soixante-douze Emachs Xiaojiei qui quittent enfin le magasin."

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